Mon travail d’écriture s'est initié en premier lieu dans l’histoire tourmentée qui a été la mienne et celle de mon époque. Ce parcours débute en 1954, en Algérie et s’origine dans des évènements plus anciens ayant d’abord marqué et conditionné mon histoire familiale. Confrontée au déplacement infini du va et vient incessant des personnes et des peuples, cette histoire personnelle, lourde de drames et de peurs, dont il m’est parfois encore injustement commandé d’avoir honte, est particulièrement difficile à raconter, même très anecdotiquement, en raison de la culpabilité que l’on fait porter aux "petits Européens d’Algérie", au titre d’une colonisation, dont ils ont été eux-mêmes victimes [1]. Pas moins de soixante années m’ont été nécessaires, pour en parler et mettre des mots là-dessus, en entreprenant le travail d’écriture au titre duquel, je me présente aujourd’hui comme un auteur. Mais de quoi suis-je réellement l’auteur en vérité ? C’est l’une des questions auxquelles seul un lecteur peut répondre. La raison la plus profonde qui désormais "m’oblige" à livrer dans chacun de mes récits, un témoignage différent sur le monde. Comme pour tous ceux qui savent ce qu’est le déracinement d’un homme et ceux qui malheureusement, le découvrent encore chaque jour aujourd’hui, 1962 a été une année charnière pour moi. Loin du soleil et de la mer, dans la grisaille de la banlieue Nord et du XIX ème arrondissement de Paris, j’ai découvert les humiliations et le rejet de ceux qui désormais nous reniaient. La solitude d’un enfant livré à lui-même, dans une famille meurtrie par une honte injuste et blessée par l’incompréhension totale d’un monde qui n’est plus le sien. Pour en finir rapidement avec les drames et les ruptures, il y eût, presque naturellement, l’adolescence révoltée, l’exclusion du lycée, la rue. Et puis un jour, lentement, les choses commencèrent à changer. Ce fut d’abord la peinture, la gravure, les livres pour enfants. L’art et le théâtre et des amis bienveillants, un autre monde, enfin. Après avoir fait les petits boulots les plus précaires, les sales boulots que les autres ne voulaient pas faire, je suis entré à l’Université, en faculté de Droit. J’y ai redécouvert la lumière qui avait disparu de l’horizon, depuis 1962. Des professeurs brillants, un cadre privilégié. J’y ai enchainé les années d’étude avec gourmandise, tout en travaillant pour financer seul mon nouveau parcours, la poursuite du chemin qui m’était ainsi tracé. J’ai trouvé définitivement ma voie, en devenant magistrat. Tant que j’ai pu exercer mon métier, je ne l’ai jamais quitté ni regretté. J’ai pris acte de la souffrance des autres et relativisé ainsi la mienne, je l’ai même oubliée. Et puis, un jour, l’heure de la retraite est arrivée. J’ai acheté la moto dont j’avais rêvé et je suis parti en Corse. Retour vers le passé de ma mère, vaine illusion des racines retrouvées. On ne retourne jamais véritablement à ce qui a été rompu. Alors, je me suis mis à écrire comme on aime, furieusement, passionnément, sans ménagement. D’abord l’histoire de ce retour, pour me libérer définitivement de cette dernière rupture. Puis des nouvelles, pour dire du monde ce que je pense de lui, "pas pour être lu mais pour être écrit", comme disait Franz Kafka [2], avec la liberté d’une jeune fille en fleur, sur son carnet secret. Puis encore, une histoire de voyous, du XIXème arrondissement, bien sûr, pour tenter un peu d’oublier ce monde en emmenant avec moi, cet ami lecteur que je cherche. Le reste est en cours et reste à venir et l’ami lecteur en attente, avec enthousiasme et curiosité.
[1] "Plus ancien que la richesse superflue, il y avait cet autre sous-produit de la production capitaliste : les déchets humains que chaque crise, succédant invariablement à chaque période de croissance industrielle, éliminait en permanence de la société productive". Hannah Arendt, Le système totalitaire ; L’impérialisme ;
[2] Cf. Franz Kafka, lettre à Max Brod ;